dimanche 25 octobre 2009

Objectiver

Objectiver : « transformer en réalité objective, susceptible d’étude objective » (Petit Robert). Transformer l’expérience subjective en objet extérieur à soi, que l’on met à distance pour mieux le comprendre. Merci à mon ami Roberto pour cette remarque sur l’utilité d’un blogue. Pourtant, il n’est pas facile de trouver le ton juste dans un blogue dont on sait qu’il sera lu par d’autres. Entre le jovialisme et l’étalage un peu obscène des sentiments, entre le journal intime et le communiqué de presse, comment parler de cette expérience? Comment décrire précisément ce qui se passe sans peiner ceux et celles que l’on aime et sans s’apitoyer sur son sort? La première fois que j’ai consulté une psychothérapeute en cherchant des réponses à des dilemmes existentiels qui me semblaient insolubles, j’ai rêvé que je faisais une vente de garage avec mes sentiments.

J’ai subi vendredi le 23 octobre, un mois après la première radiographie, une ponction pleurale et une biopsie pleurale. Je ne suis malheureusement pas très stoïque face à la douleur et à l’inconfort liés à ces tubes que l’on force à travers mes poumons. Mais le docteur C. et le personnel soignant sont remarquablement gentils, nous avons blagué tout au long de l’intervention, comparé Iratemydoctor.com avec Iratemyprofessor.com, peut-être pour tenter de créer une relation plus égalitaire.

Au cours des deux derniers jours, après l’intervention, j’ai été submergée, littéralement, par l’impression que ma vie était en train de basculer, comme un navire qui change lentement de direction, comme si je passais un point de non retour. Comme ces montagnes russes où l’on monte très lentement jusqu’au point le plus haut, passant lentement le cap, pour se mettre à redescendre à toute allure sans pouvoir s’arrêter. Aujourd’hui il fait beau, j’écoute Chopin dans le salon de ma nouvelle maison rempli de lumière, j’écris sur mon portable. Je reprends espoir d’obtenir un sursis.

Je ne me reconnais pas dans le langage du combat et de la guerre qu’on utilise pour parler du cancer. Le cancer est en moi et je ne suis pas en guerre contre moi-même. Je préfère le langage de l’amour, ce que les bouddhistes appellent « metta », loving kindness, amour de soi, de ma fille, de ma famille, de mes amies et amis, proches et moins proches, des inconnus qui font preuve d’humanité et de bonté gratuite. Cette infirmière qui me disait de la regarder dans les yeux quand j’allais tomber dans les pommes vendredi. C’est plus intéressant comme perspective, plus reposant, et je pense, j’espère, tout aussi efficace, sinon à long terme, du moins dans le moment présent.

Je me rends compte aussi que ce que je vis est très similaire aux expériences rapportées par d’autres. Difficile d'être originale. Cette citation repiquée sur le blogue http://guerirautrement.blogspot.com/, par exemple, correspond tout à fait à ce que j’ai vécu au cours des dernières semaines :

« Passer de l’angoisse brutale, suscitée par le diagnostic, à une perspective plus distanciée est un processus habituel dans la vie des malades : le choc, la stupeur, le déni de réalité (« ce n’est pas vrai ! »), l’effondrement, la révolte (« pourquoi moi ? ») ou son double inversé, la culpabilisation (« c’est de ma faute si… »). Le tout sur fond de bouleversement complet de l’horizon temporel : si la maladie grave semble rétrécir brutalement le laps du temps restant à vivre, « elle l’étire aussi indéfiniment, dans l’attente des soins, de la prochaine crise, de l’opération », note Jacqueline Lagrée, spécialisée en éthique médicale (1).
http://www.pelerin.info/article/index.jsp?docId=2225919&rubId=9197

Le passage de l’angoisse brutale à la distanciation, l’avenir qui se referme brutalement, mais aussi le présent qui s’étire indéfiniment. Je pense à mon ami Alexis et à son intérêt pour les cadres de l’expérience de Goffman. Ce qui me semble le plus difficile, c’est de passer d’un type de cadrage à un autre. Un cadre où on est engagé dans la vie, avec une multitude de petits et de grands projets : réussir le projet de direction de mon département, écrire un livre sur genre, classe et pratiques culturelles; retrouver l’amour; trouver le temps d’acheter enfin des bas et des bobettes; faire le ménage des armoires; m’équiper pour le vélo d’automne. L’effondrement est brutal, mais le recadrage est en fait étonnamment rapide. Il doit l’être : changement radical des objectifs, des priorités, des préoccupations de la vie quotidienne. Il y a des rechutes, bien sûr, on regrette, on pleure, on pense à tout ce qu’on veut vivre et qu’on n’a pas encore vécu. Mais le recadrage me semble important : voici la situation, la nouvelle donne, qu’est-ce que je peux faire de bien, pour moi et pour mes proches? Il ne s’agit pas de résignation, plutôt de réalisme. Prendre acte de la nouvelle réalité et voir comment vivre dans ce nouveau cadre. C’est ce qui rend l’attente d’un diagnostic si difficile. Quel est l’horizon? Je n’en sais rien. J’espère avoir la réponse jeudi le 29 octobre, en espérant que la biopsie à l’aveugle de la plèvre ait réussi à pêcher des cellules cancéreuses. En attendant, je vais essayer l’acupuncture pour soulager les bouffées d’anxiété, l’insomnie et les petites douleurs qui se promènent ici et là.

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Qui êtes-vous ?

Je suis sociologue, féministe, professeure à l'université, mère d'une fille de 19 ans

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