jeudi 29 octobre 2009

Timing

On m’a conseillé le livre de Johanne Ledoux, Guérir sans guerre. Merci Denis.

« La maladie peut être considérée comme le symptôme d’un état de crise grave dans notre vie. Elle éclot durant une période de transition, d’instabilité, d’interrègne où notre vieux moi ne réussit pas à mourir et où le nouveau a du mal à naître.» (p. 56)

Elle cite aussi Antonio Gramsci : « La crise survient justement dans le fait que le vieux se meurt et que le nouveau n’arrive pas à naître : cet interrègne est marqué par l’éclosion d’une grande variété de symptômes morbides. »

Une semaine avant de découvrir que j’étais malade, j’ai dit à la thérapeute qui m’aide depuis quelques années que l’image qui me venait à l’esprit quand je pensais à ma vie actuelle, c’était celle d’un champ de bataille, après la bataille : une immense mer de boue grise qui s’étend à perte de vue, quelques chicots d’arbres calcinés, des débris ici et là, aucune trace de vie, pas un seul brin d’herbe, un ciel gris et lourd. Cette image ne correspondait bien sûr pas à l’ensemble de ma vie, le quotidien était fait de grands et de petits plaisirs, moments d’intimité, petites victoires professionnelles, joie de l’écriture. Mais au plan de l’émotion, en toile de fond, il y avait ce sentiment de vide et de désolation lié à la destruction de ma relation de couple. Le sentiment d’avoir détruit quelque chose, ma vie telle que je la vivais depuis 25 ans, celle de mon conjoint, celle de ma fille qui a vu son enfance s’écrouler tout à coup, mais aussi quelque chose de plus profond, une partie importante, vitale sans doute, de moi-même.

Judith Butler sur le deuil : « Perhaps, rather, one mourns when one accepts that by the loss one undergoes one will be changed, possibly forever. Perhaps mourning has to do with agreeing to undergo a transformation (perhaps one should say submitting to a transformation) the full result of which one cannot know in advance. There is losing, as we know, but there is also the transformative effect of loss, and this latter cannot be charted or planned. » « Violence, Mourning, Politics », Studies in Gender and Sexuality
4(1):9–37, 2003.

Depuis mon enfance j’ai eu la conviction que je mourrais jeune. La cinquantaine passée, je croyais avoir déjoué cette impression, mais je me rends compte que j’ai tout de suite envisagé que je ne survivrais pas, qu’un verdict d’une année me ferait sauter de joie, j’envisageais un simple sursis. En ce moment je réévalue. Comment cultiver le désir de vivre? Comment envisager que la vie puisse être autrement? « Guérir n’est pas la victoire et mourir, la défaite. Guérir n’est pas une obligation et mourir, une humiliation. Surtout, guérir n’est pas uniquement continuer à vivre. » (Ledoux, p. 63). Difficile à accepter, mais juste il me semble.

Je ne crois pas aux explications simples, en sociologie comme dans les trajectoires individuelles. Il ne s’agit pas de trouver des explications psychologisantes, de penser que je suis responsable de ce cancer et que par la seule force de ma volonté je pourrai en guérir. Ce serait trop facile. Mais la prise en compte de l’état d’épuisement physique et mental dans lequel je me suis retrouvée ces derniers mois est certainement un élément dans la compréhension de la maladie. L’idée de l’interrègne, de l’ancien qui meurt et du nouveau qui n’est pas encore né, me semble aussi très juste.

J’écris pour comprendre. Je sens aussi le besoin de lancer des perches, comme un appui mutuel que l’on se donne à travers la lecture. Au cours des derniers jours, j’ai pressenti la possibilité d’un certain dérapage, que ce blogue devienne un genre de web-réalité : « Michèle survivra-t-elle à son cancer? Suivez le prochain épisode……. ». Autre dérapage possible, glisser du simple désir de comprendre au désir de performance et de reconnaissance. C’est insidieux, écrire est une source de grande satisfaction, mais demande aussi beaucoup de temps et me met en overdrive.

Résultat de la visite chez le médecin : aucun résultat. Les résultats de la biopsie n’étaient pas encore entrés, mais il doute que les tissus prélevés aient pu révéler quoi que ce soit. La pêche n’a pas été bonne. Prochaine étape, nouvelle biopsie un peu plus invasive et dix jours d’attente pour les résultats. Mon frère, qui m'accompagnait, a eu la bonne idée de demander qu'on m'inscrive déjà pour les traitements de chimio. Étant donné qu'il y a deux à trois semaines d'attente pour un premier rendez-vous, ça ira plus rapidement lorsque les résultats seront connus. Mais en un sens, je suis déjà rendue ailleurs. La médecine suit son cours, et moi je pense à guérir. Des gens ont survécu à des cancers incurables, il y a des techniques, des approches, je lis et je réfléchis.

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Qui êtes-vous ?

Je suis sociologue, féministe, professeure à l'université, mère d'une fille de 19 ans

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