samedi 28 novembre 2009

Oncologie

Depuis jeudi dernier, je repasse dans ma tête le film de ma première rencontre avec le Dr. A. L’horreur totale. Je lui pose la question : « Mais les chances ne sont jamais nulles, n’est-ce pas? » Il me répond, lentement : « En théorie, et en pratique, oui, elles sont nulles ». Bang! Coup de masse sur la tête, pour bien enfoncer le clou jusqu’au fond. Vous pensez peut-être avoir une chance sur cent, voire une chance sur mille ou sur dix mille d’être encore en vie dans cinq ans. Non madame, les chances sont nulles. Très professionnel, l’empathie d’un poisson mort, il ne faut pas donner aux patients de faux espoirs. J’entends mon amie Dominique qui pleure doucement derrière moi. Plus tard dans la conversation, question repiquée sur les sites des diverses associations de lutte contre le cancer : « Et les risques à plus long terme ? » « On ne parle pas de long terme ici madame ». Vlan! Deuxième coup de masse sur la tête. Vous éliminez de votre vocabulaire, et même de votre espace mental, l’idée même du long terme. Il finit par admettre, du bout des lèvres, que oui, il y a des exceptions, mais pour lui elles ne comptent pas.

J’ai passé de nombreuses heures à lire sur le cancer, je connais les statistiques. Mais j’ai lu aussi de nombreuses histoires documentées de guérison et de prolongation de la vie. Johanne Ledoux, cancer du poumon incurable, condamnée, aujourd’hui guérie. Pierre, que je connais personnellement et dont la tumeur a fondu après quelques séances de chimiothérapie. Les médecins n’en croyaient pas leurs yeux, ils étaient convaincus d’avoir la mauvaise radio devant eux. Denis, cancer du poumon au stade 4, encore en vie après trois ans, et une vie qui vaut la peine d’être vécue. LES CHANCES NE SONT PAS NULLES TABARNAC. Comment peut-on espérer guérir les gens, prolonger la vie ou améliorer la qualité de leur vie si on s’acharne à détruire, chez une personne qui le demande expressément, toute lueur d’espoir. Il y a des façons de dire les choses, qui sont réalistes mais qui entretiennent l’espoir, sinon de guérison, du moins d’une certaine qualité de vie pendant un certain temps. S’il réussit aussi efficacement à annihiler l’espoir chez tous ses patients, pas étonnant qu’ils se comportent comme des statistiques.

Les traitements de chimiothérapie doivent commencer la semaine prochaine. Je suis allée à l’hôpital hier porter une lettre au Dr A. lui expliquant tout ça, avec des extraits de ce billet. On verra bien ce que ça va donner.

vendredi 13 novembre 2009

Un diagnostic

Je n’ai pas donné de nouvelles depuis plusieurs jours parce qu’il n’y a pas de nouvelles et parce qu’écrire demande beaucoup d’énergie que je consacre à autre chose.

Après de multiples appels téléphoniques de part et d’autre, j’ai finalement obtenu un rendez-vous avec le Dr. C. pour qu’il me donne en personne les résultats de la biopsie pleurale. Cancer du poumon non à petites cellules, stade 4. J’avais cru comprendre en lisant sur Internet que c’était une moins mauvaise nouvelle, mais le Dr. C. m’avait expliqué lors d'un précédent rendez-vous qu’il y a 13 types de cancer non à petites cellules, certains beaucoup plus virulents que d’autres. C’est le degré de différenciation des cellules qui compte. Le Dr. C. semblait ce matin-là disposé à me donner des explications, je ne le sentais pas pressé par le temps. Mais moi, j’ai été absolument incapable de lui poser quelque question que ce soit. J’ai parlé de H1N1 et d’autres détails, en évitant toute question précise sur le diagnostic. Je ne me sentais pas capable à ce moment-là d’entendre ce qu’il aurait pu me dire. Sachant que j’aime voir les choses écrites noir sur blanc, il m’a donné une photocopie du rapport de la biopsie. J’ai donc un diagnostic précis, avec le type exact de cellules, ce qui clôt un chapitre. Mais je ne suis pas beaucoup plus avancée.

Les joies du système de santé en ces temps de H1N1 : J’avais mon premier rendez-vous en oncologie le 17 novembre, soit mardi prochain. J’ai reçu un appel sur ma boîte vocale cet après-midi me disant que l’oncologue est malade, H1N1, et que mon rendez-vous est reporté au 26 novembre. Câlice! J’ai rappelé l’hôpital pour parler à Paulette, qui gère les rendez-vous. Un autre ange du système de santé. Pouvoir rejoindre quelqu’un qu’on appelle par son nom et qui sous reconnaît, c’est déjà quelque chose. Elle m’a expliqué la situation et ses efforts pour me caser quelque part. Elle m’a aussi dit que dès que je « tomberais entre leurs mains » (j’ai hâte, bien que les procédures qu'elles décrivait avec un certain enthousiasme n'avaient pas l'air très rigolotes), les choses iraient assez vite.

Premier diagnostic d’une tumeur suspecte : le 25 septembre 2009; premier rendez-vous en oncologie : le 26 novembre (si tout va bien et si la grippe du Dr. A. ne dégénère pas). Deux mois. À quand le début des traitements?

En attendant, je me prépare. J’ai demandé aux Archives de l’hôpital une copie de mon dossier, que je viens de recevoir ce matin. Très empowering. J’ai tous les rapports des tests et des spécialistes. Je ne comprends pas tout, mais lors du prochain rendez-vous nous aurons accès le médecin et moi à cette information et je serai mieux à même de poser des questions ciblées. En fait, l’image qui m’est venue spontanément en tête est celle d’un procès, avec le médecin en juge sur une estrade et moi dans le box des accusés, qui me prépare à me défendre.

J’oscille constamment, souvent d’une heure à l’autre, entre l’épouvante glacée et une sorte de sérénité joyeuse. Du côté de l’épouvante, il y a la douleur qui s’intensifie, je dose mes Tylénol 500 pour ne pas dépasser la dose quotidienne conseillée par mon médecin. Il y a la fatigue et la peur de la maladie. Mais de l’autre côté, il y a le bonheur des petites choses : être en vie plutôt que d’avoir reçu une dalle de béton sur la tête ou d’avoir été happée par une voiture; les longues heures passées avec ma fille à parler de tout et de rien, à être bien avec elle; sa petite main douce qui chasse la douleur dans mon dos; des heures consacrées à faire ce que j’avais le goût de faire depuis longtemps, c’est-à-dire strictement rien; tous ces gens qui m’entourent. Je cultive avec toute l’énergie dont je suis capable ces moments de bonheur parce que je crois que c’est là que se trouvent les possibilités de guérison.

Il est possible que j’écrive moins au cours des prochaines semaines, et même que je ne donne plus de nouvelles du tout. Passées les premières semaines de choc et d’agitation frénétique, il me semble que c’est une autre phase qui commence. Je sens que j’aurai besoin de toutes mes forces, de toute mon énergie, pour faire face à ce qui m’arrive.

mardi 10 novembre 2009

Petits bonheurs

Extrait d'un échange courriel avec DC, tout n'est pas toujours sombre :

Un ami, qui est spécialiste de la psychologie du sport et qui a guéri d’un cancer du système lymphatique, m’a écrit : « La majorité des athlètes olympiques disent que pour atteindre les plus hauts niveaux il ne faut pas mettre le focus sur la médaille mais sur le processus. » Depuis que je suis sortie de mon trou noir de cette fin de semaine, j’essaie vraiment de mettre l’accent sur ce que je veux de positif dans ma vie maintenant, ou de vivre ma vie comme je voudrais qu’elle soit : légère, joyeuse, aimante surtout. Je m’étais embourbée dans tellement de problèmes au cours des années. Le premier bonheur, en ce moment : être en vie, tout simplement! Ensuite, me sentir aimée par plusieurs personnes autour de moi, que j’aime aussi. Le fait d’avoir encore de l’appétit, j’ai toujours aimé cuisiner. Je n’ai plus beaucoup d’énergie pour me faire à manger, je me contente surtout de plats cuisinés, mais j’ai faim et j’apprécie tout ce que je mange. Je me dis que peut-être ça va changer avec les traitements. Ma maison est une bénédiction. Elle est vieille et un peu tout croche, mais je suis chez moi, dans mes affaires, il y a beaucoup de lumière, c’est bien situé. Il y a quelques années, je ne savais même pas ce que voulait dire le mot « spirituel ». Je vivais ma vie presque entièrement dans ma tête. La maladie a précipité un changement qui était en marche depuis plusieurs années.

J'aurais bien sûr préféré ne pas avoir à frapper si violemment un mur pour me rendre compte de tout ça.

mercredi 4 novembre 2009

En apesanteur, entre l'anecdote et la statistique

C’est curieux, presque chaque personne avec qui je discute du cancer des poumons me parle du cas d’une matante Aline ou du frère de la sœur d’untel qui a souffert du cancer du poumon et qui est toujours en vie un an, trois ans, cinq ans, vingt ans plus tard. Il y a aussi tous ces livres que j’ai commandés sur Amazon ou chez mon libraire sur les guérisons attribuées en partie à des facteurs autres que strictement médicaux comme le désir de vivre, l’espoir, le sens attribué à la maladie, la force du réseau d’entraide, la qualité du lien entre le médecin et la personne malade. Un effet placebo fondé sur des facteurs précis et avec des effets très réels. Il y a vraiment beaucoup de témoignages qui vont dans ce sens. Par ailleurs, il y a les statistiques. On ne peut pas imaginer plus grand écart entre ces deux types d’information. D’un côté l’espoir, sinon de guérison, du moins d’une vie plus heureuse, quelle qu’en soit la durée; de l’autre, les chiffres, épouvantables (épouvantable : « qui cause l’épouvante »; épouvante : « peur violente et soudaine causée par quelque chose d’extraordinaire, de menaçant » (Petit Robert)) : pourcentages de personnes qui sont encore en vie après cinq ans ou nombre médian de mois de survie.

D’un côté les anecdotes universellement positives que l’on me rapporte, de l’autre côté les statistiques absolument négatives, et aucune commune mesure entre les deux. Ma mère me demandait l’autre jour si je préfère être une anecdote ou une statistique. Intéressant. L’anecdote me semble beaucoup plus sympathique. La nuit, par contre, quand le sommeil ne vient pas, que la maison est froide et silencieuse, que j’entends mon souffle qui griche comme un vieux vinyle, que les douleurs s’allument et s’éteignent dans ma poitrine, comme une machine à boules silencieuse, les pinballs de mon adolescence, il faut beaucoup d’efforts pour ne pas penser à ces chiffres.

La métaphore de l’apesanteur tente de décrire où j’en suis en ce moment dans le système médical. Lundi main, le 2 novembre, à 11 h 47, pendant que j’échangeais quelques mots avec ma fille entre ses deux cours, juste avant de partir pour un rendez-vous chez le dentiste, le Dr. C. a laissé un message sur ma boîte vocale. Les résultats complets de la biopsie montrent qu’il a réussi à obtenir un « motton », ce qui lui a permis de poser un diagnostic; il n’est donc pas nécessaire de procéder à une biopsie du foie et il me réfère en oncologie prioritaire. Il me donne un numéro de téléphone si j’ai des questions. Fin du message.

Il est difficile de décrire précisément ce qu’on peut ressentir à l’écoute d’un tel message. Déception profonde d’avoir raté l’appel, soulagement de ne pas avoir à se faire entrer une aiguille dans le foie par un inconnu et de savoir qu’on a enfin un diagnostic précis; oncologie prioritaire est à la fois rassurant (ça ira vite) et inquiétant (ça doit être grave). J’ai immédiatement rappelé pour avoir des détails mais je n’ai obtenu qu’une boîte vocale. J’ai passé deux jours collée au téléphone à attendre un appel avant de conclure qu’il ne rappellerait pas. J’ai eu un très bon rapport avec le Dr C. Il était très gentil et drôle, il était peu loquace mais répondait sans détour à mes questions, et j’ai eu l’impression depuis le début qu’il a fait tout ce qu’il pouvait pour accélérer les choses. Le diagnostic de cancer provoque un grand désarroi et on se raccroche comme on peut. Je m’étais en partie accrochée à ce désir que je sentais chez lui de faire avancer les choses.

Lors du dernier rendez-vous, j’ai eu l’impression qu’il décrochait, mais je n’avais pas compris qu’il était en train de passer la rondelle (moi, en l’occurrence) au prochain joueur. Sauf que je ne sais pas qui sera le prochain joueur. Je n’ai pas de diagnostic précis, je ne sais pas ce que signifie oncologie prioritaire et quel sera le temps d’attente. J’ai rappelé ce matin le Dr C. lui demandant un rendez-vous pour qu’il m’explique quel est le diagnostic et j’attends son appel. J’ai appelé le service d’oncologie de l’hôpital pour en savoir plus et on doit me rappeler. J’essaie de rejoindre mon médecin de famille pour parler d’insomnie et d’anxiété, mais je n’arrive même pas à avoir la ligne. Un ami d’une amie, qui est psychiatre, est à l’extérieur du pays. Pas facile d’être malade en ces temps de H1N1. Tout ça crée parfois une atmosphère de catastrophe. Et mes amies me demandent ce que je fais de mes journées.

jeudi 29 octobre 2009

Timing

On m’a conseillé le livre de Johanne Ledoux, Guérir sans guerre. Merci Denis.

« La maladie peut être considérée comme le symptôme d’un état de crise grave dans notre vie. Elle éclot durant une période de transition, d’instabilité, d’interrègne où notre vieux moi ne réussit pas à mourir et où le nouveau a du mal à naître.» (p. 56)

Elle cite aussi Antonio Gramsci : « La crise survient justement dans le fait que le vieux se meurt et que le nouveau n’arrive pas à naître : cet interrègne est marqué par l’éclosion d’une grande variété de symptômes morbides. »

Une semaine avant de découvrir que j’étais malade, j’ai dit à la thérapeute qui m’aide depuis quelques années que l’image qui me venait à l’esprit quand je pensais à ma vie actuelle, c’était celle d’un champ de bataille, après la bataille : une immense mer de boue grise qui s’étend à perte de vue, quelques chicots d’arbres calcinés, des débris ici et là, aucune trace de vie, pas un seul brin d’herbe, un ciel gris et lourd. Cette image ne correspondait bien sûr pas à l’ensemble de ma vie, le quotidien était fait de grands et de petits plaisirs, moments d’intimité, petites victoires professionnelles, joie de l’écriture. Mais au plan de l’émotion, en toile de fond, il y avait ce sentiment de vide et de désolation lié à la destruction de ma relation de couple. Le sentiment d’avoir détruit quelque chose, ma vie telle que je la vivais depuis 25 ans, celle de mon conjoint, celle de ma fille qui a vu son enfance s’écrouler tout à coup, mais aussi quelque chose de plus profond, une partie importante, vitale sans doute, de moi-même.

Judith Butler sur le deuil : « Perhaps, rather, one mourns when one accepts that by the loss one undergoes one will be changed, possibly forever. Perhaps mourning has to do with agreeing to undergo a transformation (perhaps one should say submitting to a transformation) the full result of which one cannot know in advance. There is losing, as we know, but there is also the transformative effect of loss, and this latter cannot be charted or planned. » « Violence, Mourning, Politics », Studies in Gender and Sexuality
4(1):9–37, 2003.

Depuis mon enfance j’ai eu la conviction que je mourrais jeune. La cinquantaine passée, je croyais avoir déjoué cette impression, mais je me rends compte que j’ai tout de suite envisagé que je ne survivrais pas, qu’un verdict d’une année me ferait sauter de joie, j’envisageais un simple sursis. En ce moment je réévalue. Comment cultiver le désir de vivre? Comment envisager que la vie puisse être autrement? « Guérir n’est pas la victoire et mourir, la défaite. Guérir n’est pas une obligation et mourir, une humiliation. Surtout, guérir n’est pas uniquement continuer à vivre. » (Ledoux, p. 63). Difficile à accepter, mais juste il me semble.

Je ne crois pas aux explications simples, en sociologie comme dans les trajectoires individuelles. Il ne s’agit pas de trouver des explications psychologisantes, de penser que je suis responsable de ce cancer et que par la seule force de ma volonté je pourrai en guérir. Ce serait trop facile. Mais la prise en compte de l’état d’épuisement physique et mental dans lequel je me suis retrouvée ces derniers mois est certainement un élément dans la compréhension de la maladie. L’idée de l’interrègne, de l’ancien qui meurt et du nouveau qui n’est pas encore né, me semble aussi très juste.

J’écris pour comprendre. Je sens aussi le besoin de lancer des perches, comme un appui mutuel que l’on se donne à travers la lecture. Au cours des derniers jours, j’ai pressenti la possibilité d’un certain dérapage, que ce blogue devienne un genre de web-réalité : « Michèle survivra-t-elle à son cancer? Suivez le prochain épisode……. ». Autre dérapage possible, glisser du simple désir de comprendre au désir de performance et de reconnaissance. C’est insidieux, écrire est une source de grande satisfaction, mais demande aussi beaucoup de temps et me met en overdrive.

Résultat de la visite chez le médecin : aucun résultat. Les résultats de la biopsie n’étaient pas encore entrés, mais il doute que les tissus prélevés aient pu révéler quoi que ce soit. La pêche n’a pas été bonne. Prochaine étape, nouvelle biopsie un peu plus invasive et dix jours d’attente pour les résultats. Mon frère, qui m'accompagnait, a eu la bonne idée de demander qu'on m'inscrive déjà pour les traitements de chimio. Étant donné qu'il y a deux à trois semaines d'attente pour un premier rendez-vous, ça ira plus rapidement lorsque les résultats seront connus. Mais en un sens, je suis déjà rendue ailleurs. La médecine suit son cours, et moi je pense à guérir. Des gens ont survécu à des cancers incurables, il y a des techniques, des approches, je lis et je réfléchis.

dimanche 25 octobre 2009

Objectiver

Objectiver : « transformer en réalité objective, susceptible d’étude objective » (Petit Robert). Transformer l’expérience subjective en objet extérieur à soi, que l’on met à distance pour mieux le comprendre. Merci à mon ami Roberto pour cette remarque sur l’utilité d’un blogue. Pourtant, il n’est pas facile de trouver le ton juste dans un blogue dont on sait qu’il sera lu par d’autres. Entre le jovialisme et l’étalage un peu obscène des sentiments, entre le journal intime et le communiqué de presse, comment parler de cette expérience? Comment décrire précisément ce qui se passe sans peiner ceux et celles que l’on aime et sans s’apitoyer sur son sort? La première fois que j’ai consulté une psychothérapeute en cherchant des réponses à des dilemmes existentiels qui me semblaient insolubles, j’ai rêvé que je faisais une vente de garage avec mes sentiments.

J’ai subi vendredi le 23 octobre, un mois après la première radiographie, une ponction pleurale et une biopsie pleurale. Je ne suis malheureusement pas très stoïque face à la douleur et à l’inconfort liés à ces tubes que l’on force à travers mes poumons. Mais le docteur C. et le personnel soignant sont remarquablement gentils, nous avons blagué tout au long de l’intervention, comparé Iratemydoctor.com avec Iratemyprofessor.com, peut-être pour tenter de créer une relation plus égalitaire.

Au cours des deux derniers jours, après l’intervention, j’ai été submergée, littéralement, par l’impression que ma vie était en train de basculer, comme un navire qui change lentement de direction, comme si je passais un point de non retour. Comme ces montagnes russes où l’on monte très lentement jusqu’au point le plus haut, passant lentement le cap, pour se mettre à redescendre à toute allure sans pouvoir s’arrêter. Aujourd’hui il fait beau, j’écoute Chopin dans le salon de ma nouvelle maison rempli de lumière, j’écris sur mon portable. Je reprends espoir d’obtenir un sursis.

Je ne me reconnais pas dans le langage du combat et de la guerre qu’on utilise pour parler du cancer. Le cancer est en moi et je ne suis pas en guerre contre moi-même. Je préfère le langage de l’amour, ce que les bouddhistes appellent « metta », loving kindness, amour de soi, de ma fille, de ma famille, de mes amies et amis, proches et moins proches, des inconnus qui font preuve d’humanité et de bonté gratuite. Cette infirmière qui me disait de la regarder dans les yeux quand j’allais tomber dans les pommes vendredi. C’est plus intéressant comme perspective, plus reposant, et je pense, j’espère, tout aussi efficace, sinon à long terme, du moins dans le moment présent.

Je me rends compte aussi que ce que je vis est très similaire aux expériences rapportées par d’autres. Difficile d'être originale. Cette citation repiquée sur le blogue http://guerirautrement.blogspot.com/, par exemple, correspond tout à fait à ce que j’ai vécu au cours des dernières semaines :

« Passer de l’angoisse brutale, suscitée par le diagnostic, à une perspective plus distanciée est un processus habituel dans la vie des malades : le choc, la stupeur, le déni de réalité (« ce n’est pas vrai ! »), l’effondrement, la révolte (« pourquoi moi ? ») ou son double inversé, la culpabilisation (« c’est de ma faute si… »). Le tout sur fond de bouleversement complet de l’horizon temporel : si la maladie grave semble rétrécir brutalement le laps du temps restant à vivre, « elle l’étire aussi indéfiniment, dans l’attente des soins, de la prochaine crise, de l’opération », note Jacqueline Lagrée, spécialisée en éthique médicale (1).
http://www.pelerin.info/article/index.jsp?docId=2225919&rubId=9197

Le passage de l’angoisse brutale à la distanciation, l’avenir qui se referme brutalement, mais aussi le présent qui s’étire indéfiniment. Je pense à mon ami Alexis et à son intérêt pour les cadres de l’expérience de Goffman. Ce qui me semble le plus difficile, c’est de passer d’un type de cadrage à un autre. Un cadre où on est engagé dans la vie, avec une multitude de petits et de grands projets : réussir le projet de direction de mon département, écrire un livre sur genre, classe et pratiques culturelles; retrouver l’amour; trouver le temps d’acheter enfin des bas et des bobettes; faire le ménage des armoires; m’équiper pour le vélo d’automne. L’effondrement est brutal, mais le recadrage est en fait étonnamment rapide. Il doit l’être : changement radical des objectifs, des priorités, des préoccupations de la vie quotidienne. Il y a des rechutes, bien sûr, on regrette, on pleure, on pense à tout ce qu’on veut vivre et qu’on n’a pas encore vécu. Mais le recadrage me semble important : voici la situation, la nouvelle donne, qu’est-ce que je peux faire de bien, pour moi et pour mes proches? Il ne s’agit pas de résignation, plutôt de réalisme. Prendre acte de la nouvelle réalité et voir comment vivre dans ce nouveau cadre. C’est ce qui rend l’attente d’un diagnostic si difficile. Quel est l’horizon? Je n’en sais rien. J’espère avoir la réponse jeudi le 29 octobre, en espérant que la biopsie à l’aveugle de la plèvre ait réussi à pêcher des cellules cancéreuses. En attendant, je vais essayer l’acupuncture pour soulager les bouffées d’anxiété, l’insomnie et les petites douleurs qui se promènent ici et là.

mardi 20 octobre 2009

Chronique d'un cancer : le commencement

Le vendredi 25 septembre 2009, mon médecin de famille m’a annoncé la découverte d’une tumeur à mon poumon droit. Tout au long de l’été, j’avais ressenti un ensemble de symptômes que je n’ai pas reconnus : fatigue, essoufflement, impression qu’un dix roues m’était passé sur le corps, douleur dans la poitrine. Je n’ai pas reconnu ces symptômes parce que je les attribuais au stress que je vivais depuis un an, et particulièrement depuis quelques mois. Séparation de mon conjoint après 25 ans de vie commune, nouvel emploi comme directrice de mon département, un délai serré pour une publication, achat d’une nouvelle maison, départ de ma fille à Montréal. Les symptômes du cancer du poumon ressemblent étrangement aux symptômes de stress et du surmenage, stress que j’ai toujours ressenti comme une pression dans la poitrine et une grande fatigue passagère.

Pourtant, un après-midi au travail, j’ai senti quelque chose dans ma poitrine, une sensation d’activité, j’ai pensé à une pneumonie, j’ai senti que j’étais malade. Je suis allée à la clinique de l’Université, ouverte jusqu’à 20 h. J’ai attendu une heure et demie. Je n’avais pas mangé mais je n’avais pas faim. L’écoute des poumons au stéthoscope n’a rien montré. La jeune femme médecin m’a demandé ce qui m’avait décidé à consulter et je ne savais pas quoi lui répondre. Un sentiment que quelque chose n'allait pas. Elle m’a donné une réquisition pour une radiographie, que j’ai passée le mercredi 23 septembre. Le jeudi soir, en rentrant du travail, il y avait deux messages à ma boîte vocale. J’ai espéré que ce ne soit pas mon médecin. Mais le deuxième message était de mon médecin de famille qui avait reçu les résultats, et qui me demandait de passer le voir le lendemain matin vers 8 h 45. C’était évidemment une mauvaise nouvelle. La nuit a été interminable. On sait que c’est grave mais on ne veut pas, ou on ne peut pas, y croire.

Depuis des années je passais régulièrement des mammographies et des tests PAP pour déceler le cancer du sein et du col de l’utérus. Je n’ai jamais envisagé un cancer du poumon. J’ai fumé beaucoup et longtemps mais j’avais arrêté depuis 20 ans, avec quelques rechutes mineures au cours des années. Mais la cigarette ne faisait plus partie de ma vie depuis de nombreuses années. À 52 ans, je surveillais mon alimentation, faisais régulièrement du sport, n’avais pas de surpoids. Le choc a été brutal. Pourquoi faire autant de publicité pour le cancer du sein et du col alors que le cancer du poumon est la cause la plus fréquente de mortalité par cancer chez les femmes de 50 ans ou plus (http://www.phac-aspc.gc.ca/publicat/cic-cac/deaths/index-fra.php). Selon le pneumologue que je vois en ce moment, c’est que le lobby du cancer du sein est plus puissant que celui du cancer du poumon. Le fait que le cancer du poumon soit lié à la cigarette y est sans doute aussi pour quelque chose.

J’ai pleuré plusieurs heures, passé de longues nuits d’insomnie et d’angoisse, senti toute la chaleur de ma famille et de mes amies/amis qui m’ont immédiatement offert leur support. Par moments on oublie, on a presque l’impression que la vie est normale, et puis on se rappelle, la peur revient en force. Peur de quoi au juste? De l’inconnu, du changement dans mon corps, de ne plus être là. Dire que la vie bascule est un cliché, mais c’est la vérité. Le sentiment familier de la vie de tous les jours s’effondre tout à coup. On n’envisage plus l’avenir de la même façon. On découvre à quel point on passe notre temps à planifier en fonction de l’avenir, même dans les choses les plus banales comme de faire l’épicerie. Tout à coup, on ne sait plus s’il faut acheter de ces produits qu’on conserve des années. On ne sait pas si l'avenir se compte en semaines, en mois ou en années.

Ironie du sort, je venais tout juste de signer une offre d’achat pour une maison ancienne dans laquelle je devais emménager à compter du 1er octobre. Suite à ma séparation, j’habitais un logement meublé. Je possédais en tout et pour tout un lit, une table pour ordinateur, un ordinateur avec imprimante, un four micro-ondes, une mini-chaîne obtenue dans une vente de garage, des livres et des CD, des vêtements et des articles de cuisine. J’avais l’intention de faire du camping dans ma maison un certain temps avant d’acheter des meubles. En quelques semaines, il fallait passer chez le notaire, acheter des meubles, préparer mes boîtes pour le déménagement, réserver le camion, transférer les services, solliciter de l'aide pour emménager, et me rendre à l’hôpital pour les tests : prises de sang, cytologie, scan du thorax, capacité pulmonaire, radio de la tête et du bassin, biopsie interne et externe, scintigraphie des os, test de coagulation sanguine.

Le lundi 28 septembre, après les prises de sang, je suis allée à mon bureau. J’ai mis de l’ordre dans mes affaires, copié mes fichiers en cours dans les espaces partagés, effacé mon disque dur, préparé une liste de choses à faire pour mon remplaçant ou ma remplaçante et déménagé mes affaires personnelles. J'aurais voulu avertir les personnes travaillant avec moi tous les jours mais c'était trop difficile. J’ai pris immédiatement deux semaines de vacances que je n’avais pas prises cet été et averti que je serais en congé de maladie pour une période indéterminée. Je me suis demandé depuis pourquoi je suis partie si abruptement, laissant en plan plusieurs projets en cours. J’ai eu un sentiment d’urgence, une conviction intime de la gravité de la situation. La fatigue profonde que j’avais ressentie tout au long de l’été m’a rattrapée. La lourdeur du travail administratif, la futilité de certains de ses aspects, la perspective de me retrouver seule et malade dans une grande maison vide, et aussi le sentiment que depuis mon retour aux études au milieu des années 1980, le travail a pris beaucoup de place dans ma vie. J'ai toujours aimé mon travail mais il fallait revoir mes priorités, organiser la vie pratique, mettre de l’ordre dans mes affaires, parler à ma fille, m’entourer de ma famille et de mes amies/amis.

Nous sommes aujourd’hui le 20 octobre et je suis toujours en attente d’un diagnostic précis. Après avoir obtenu de mon médecin de famille une copie du rapport de la radio des poumons, j’ai passé des heures sur Internet à le déchiffrer : « masse de 2,5 cm suspecte d’un carcinome bronchogénique », « petit épanchement pleural », « atélectasie ». J’ai lu sur le cancer à petites cellules et non à petites cellules, sur les différents stades, en tentant de me diagnostiquer et de me « stadifier » en fonction des informations dont je disposais : sites Internet, sensations dans mon corps, regard et attitude des médecins et thérapeutes, résultats partiels des tests que je tentais de déchiffrer à l'écran malgré l'attitude circonspecte des médecins qui refusent de se prononcer avant d'en savoir plus. J'ai lu sur comment vivre avec le cancer, les questions à poser à son médecin, comment parler à ses proches, les diagnostic et les traitements. Les statistiques sur l’espérance de vie sont particulièrement déprimantes. J’y suis allée à petites doses, atterrée par les chiffres. L’idée de vivre avec le cancer m’a fait du bien. J’ai moins pensé à la mort et envisagé la vie. J’ai lu des blogues pour essayer de comprendre l’expérience d’autres personnes dans ma situation. Les hauts et les bas, l’espoir, la sérénité, la tristesse et la colère. J’ai repris la méditation que je pratique depuis quatre ans mais que j’avais délaissée depuis quelques semaines, la contemplation pragmatique de la situation telle qu’elle est, avec curiosité et, si possible, un certain détachement : comprendre à quoi ressemble la peur, la peur de la peur, l'anxiété, l'incompréhension, simplement sentir comment tout ça se manifeste dans mon corps. Cadrer l’expérience telle qu’elle est : la fermeture des possibilités que l'on envisageait, les projets, les voyages, les amours. Mais aussi aimer de la vie ce qu’on est en mesure d’aimer dans le moment présent : l’amour de mes proches; les messages touchants et parfois surprenants d'amitié que j'ai reçus de collègues, d'étudiantes et étudiants, d'amies/amis; la lumière de l’après-midi dans ma maison; la liberté d'enfin arrêter la machine.

Les résultats des tests sont partiels. En autant que j’ai pu en juger, le scan semble montrer, en plus de la tumeur au poumon droit, des anomalies aux ganglions, une tache au foie, le médecin a mentionné la glande surrénale en réponse à une de mes questions mais sans en dire plus. La scintigraphie des os et le scan de la tête sont normaux. Donc aucune métastase de ce côté. C’est rassurant. Le poumon gauche et le coeur ne sont pas touchés. Le liquide pleural ne montre rien, mais le médecin croit que c’est parce qu’on n’a rien trouvé. Il faut chercher encore. Malheureusement, il manque l'information la plus importante pour le diagnostic. Le médecin n’a pas pu procéder à la biopsie interne lors de la bronchoscopie en raison d’importants saignements. Vérification faite, la coagulation sanguine semble normale. Vendredi prochain, on va donc procéder à une seconde tentative de biopsie afin de déterminer s’il s’agit de cancer à petites cellules ou non à petites cellules. Il faut espérer qu’il ne s’agit pas d’un cancer à petites cellules, beaucoup plus agressif et difficile à traiter à un stade avancé. J'ai le souffle court, je me fatigue vite après des sursauts d'énergie, les douleurs sont légères, fugitives et généralement sourdes, une sensation d’activité dans la poitrine et le dos, comme des lumières de Noël qui s'allument et s'éteignent.

Au début, on attend avec impatience la prochaine étape. Mais je me rends compte maintenant que la vie au cours des prochains mois va être faite d'une série de longues attentes. Attendre l'appel de l'hôpital, en espérant qu'ils ne m'ont pas oubliée, attendre le rendez-vous pour le prochain test, attendre pour voir le médecin et obtenir les résultats, attendre le prochain traitement, attendre le résultat du traitement, chercher des indices d’amélioration ou de détérioration. On n’est pas sortis du bois. C’est une autre vie qui commence.

J’écris ce blogue pour moi d’abord, pour tenter de comprendre ce qui m’arrive en essayant d’en rendre compte. Aussi pour donner des nouvelles aux personnes qui sont intéressées. Et finalement pour échanger avec d’autres qui pourraient vivre des expériences similaires. Les autres entrées seront sans doute moins longues. J'avais un mois à résumer en quelques pages.

Qui êtes-vous ?

Je suis sociologue, féministe, professeure à l'université, mère d'une fille de 19 ans

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